L’amitié au travail, boulet ou choix judicieux ?
Simple collègue, véritable ami ou manipulateur ? Dans la vie, avoir des liens affectifs se créent inévitablement au travail. Normal, puisque nous passons les 3/4 de notre quotidien au bureau et qu’une bonne ambiance nous pousse à rester dans une entreprise. Pourtant, la proximité au quotidien n’obéit pas aux mêmes règles qu’une amitié classique. Et donc, la relation est à manier avec précaution.
Le poète libanais, Jabrane Khalil Jabrane, disait à ce sujet que l’amitié est une douce responsabilité, jamais une opportunité. En entreprise, certains se l’interdisent carrément, par crainte de fausser leurs liens, alors que d’autres, au contraire, n’hésitent pas à s’ouvrir à leurs collègues. Karim, 32 ans, commercial chez un constructeur automobile, est de ceux-là. «J’ai connu la plupart de mes amis à travers les entreprises par lesquelles je suis passé. C’est quelque part dû à ma nature. Je m’attache vite aux personnes. Du coup, je perpétue les contacts avec eux», dit-il. Sauf qu’il y a des limites à tout. Si l’amitié et l’empathie sont parfois utiles pour mettre de l’huile dans les rouages, «entre collègues, il faut savoir garder une attitude professionnelle», conseille Mohamed Berhili, DG du groupe Hapimag. Il conseille à cet égard de distinguer entre respect et amitié. «Pour moi, les 50 salariés du groupe sont mes amis. Il m’arrive très souvent d’être invité à des événements genre mariage, baptême…de mes collaborateurs et ils apprécient que j’assiste. Cependant, il faut garder à l’esprit qu’en milieu professionnel, il existe un lien de subordination qui régit toute entreprise et, par conséquent, il est tout à fait normal de préserver ce lien», ajoute-t-il.
Cette mise en garde tient au fait qu’une affection non contenue peut aussi perturber le fonctionnement de l’entreprise. «Parce qu’ils étaient des amis, deux anciens collègues se dressaient contre tout le monde. En réaction à ce comportement, d’autres se sont constitués en petits groupes pour pouvoir mieux se soutenir. Nous avons fini par tomber dans des conflits personnels récurrents. Le patron était alors obligé de taper du poing sur la table», explique un employé d’une société de services informatiques. Parfois, ce sont les amis victimes des moqueries de leurs collègues, qui sont également sources de conflits ouverts ou latents.
On retiendra tout de même que l’amitié est plus facile à gérer quand elle intéresse deux personnes de même niveau hiérarchique. Mais quand elle concerne des salariés de statuts différents, les effets peuvent être encore plus néfastes. «A force de se côtoyer jour et nuit, week-ends compris, les différences finissent par s’éclipser. Comment pouvez-vous imposer votre autorité à un collaborateur avec qui vous faites la fête tous les soirs ?», s’interroge un manager. Et ce n’est pas tout. La plupart des décisions favorables concernant le collaborateur ami sont marquées du sceau du favoritisme par les autres. Difficile dans ces conditions de faire accepter les critères d’une bonne gestion des ressources humaines.
Ne pas trop mêler professionnel et personnel
D’ailleurs, une proximité trop poussée, surtout entre collègues de sexe différent est souvent mal vue. D’abord en raison des conflits d’intérêts. Cela peut arriver si l’un des conjoints est le supérieur hiérarchique de l’autre ou s’ils sont dans des postes où l’un peut couvrir les errements ou les éventuelles malversations de l’autre. C’est la raison pour laquelle beaucoup d’entreprises font en sorte que les époux ne puissent travailler dans un même service. Certaines multinationales interdisent carrément de telles relations.
Et si les rapports hiérarchiques contrarient les ambitions personnelles, il peut y avoir une rupture. «Souvent, elle est vécue dans la souffrance et l’agressivité», souligne Mohammed El Yousfi, DG du cabinet LMM QSE. Et de poursuivre : «Il n’est pas rare de voir des gens changer d’entreprise à cause d’une amitié perdue». C’est clair, une amitié au bureau, c’est possible, d’autant qu’on ne peut pas ramer à contre-courant de la nature humaine, mais les revers sont dévastateurs.
Selon les managers que nous avons interrogés, il convient de définir les règles du jeu dès le départ, et ce, en mettant en avant les notions d’efficacité et de performance. Le fonctionnement de l’entreprise doit être analysé en termes de création de richesse et de valeur quelles que soient les relations entre les individus. Un manager doit aussi savoir rassurer s’il est au courant de rumeurs sur le favoritisme induit par l’amitié. «Il est beaucoup plus facile de gérer les critiques, les commentaires ou les craintes lorsque nous sommes ouverts pour les accueillir. Dans le cas contraire, les gens se confinent dans leur idée, à tort ou à raison et finissent par mettre de côté l’esprit d’équipe», note, pour sa part, David Vincent, consultant spécialisé en santé organisationnelle. «Parce que, de toute façon, on reprochera toujours à un manager d’avoir recruté un ami ou de le traiter différemment des autres. Il faut soulever ces préjugés. Comment justement ? En sanctionnant les fautes et en récompensant les performances selon des critères connus par tous», souligne M. El Yousfi. Une démarche qui neutralise toute contestation ou remarque déplacée. Nombre d’entreprises ont d’ailleurs élaboré des chartes destinées à éviter les conflits d’intérêts.
De son côté, M. Berhili ajoute qu’il faut savoir partager les moments de discussion avec tous les collaborateurs. «Si le manager s’entend bien avec quelqu’un et qu’il a l’habitude de déjeuner avec lui, rien ne l’empêche de partager d’autres moments avec le reste de l’équipe qui seront d’ailleurs mieux acceptés par le reste de l’équipe».
Enfin, il convient de garder en tête que l’entreprise reste avant tout un terrain de chasse : promotion, responsabilités... Tout cela n’engendre pas toujours de bons rapports. Alors, surtout que chacun garde son intérêt en ligne de mire et soit extrêmement clair avec ses amis sur ses objectifs professionnels.